« Derrière l’ordinateur quantique, il y a des promesses technologiques, mais aussi des promesses sociétales »
Bernard Ourghanlian, directeur technique de Microsoft France, nous aide à comprendre et décrypter tous les enjeux de l’ordinateur quantique.
En février 2018, Microsoft annonçait que le premier ordinateur quantique pourrait être mis sur le marché d’ici 5 ans. L’information a fait le tour des médias, et pour cause : c’est la promesse d’une évolution majeure, qui touchera tous les secteurs d’activité. Intelligence artificielle, machine learning, mais aussi avancées environnementales, Bernard Ourghanlian nous aide à comprendre ce que l’ordinateur quantique pourra nous apporter.
Bernard Ourghanlian
Directeur technique de Microsoft France
Comment définir en une phrase ce qu’est un ordinateur quantique ?
Si l’on voulait vraiment donner une définition en quelques mots, on pourrait dire qu’un ordinateur quantique est un ordinateur qui essaye de reproduire le fonctionnement de la nature.
La raison pour laquelle l’ordinateur quantique a été inventé – notamment par Richard Feynman, un physicien américain ayant obtenu le prix Nobel – est qu’il est impossible de simuler la nature sur un ordinateur traditionnel. Une façon d’y arriver est de faire ce que la nature fait déjà, c’est-à-dire réaliser des opérations au niveau le plus petit possible, au sens atomique du terme.
Quelle est la différence avec un ordinateur classique ?
Un ordinateur quantique n’utilise pas le même type de données qu’un ordinateur classique : il manipule des quantum bits ou qubits.
C’est intéressant en termes de capacité de calcul. Prenons par exemple un labyrinthe, auquel tous les enfants ont joué. Quand on entre dans un labyrinthe, on cherche à rejoindre son centre. On a alors des dizaines et des dizaines de chemins possibles. Ce que fait un ordinateur traditionnel, c’est qu’il explore un à un chacun des chemins. Cela va prendre un certain temps, même s’il est doté de plusieurs processeurs, car chacun des processeurs exécute le même algorithme en parallèle.
Avec un ordinateur quantique, la grande différence, c’est qu’on est capable d’explorer tous les chemins en même temps. On va évidemment aller beaucoup plus vite. Mais cela se fait au prix de l’utilisation d’une physique extrêmement éloignée de ce que le sens commun nous permet de comprendre.
Un ordinateur quantique de 30 qubits va calculer aussi vite qu’un ordinateur traditionnel de 16 gigabits (16 000 000 000 bits), un ordinateur quantique de 50 qubits est l’équivalent d’un ordinateur de 16 pétabits (16 000 000 000 000 000 bits)… En fait, nous doublons la puissance d’un ordinateur quantique à chaque fois que nous lui ajoutons un qubit. Nous sommes donc sur un effet absolument exponentiel. Ainsi, pour obtenir l’équivalent d’un ordinateur quantique de 260 qubits, il faudrait un ordinateur traditionnel tellement puissant qu’il nécessiterait d’utiliser tous les atomes de l’univers connu.
Comment fonctionne un ordinateur quantique ?
Si on veut essayer d’expliquer le fonctionnement d’un ordinateur quantique, on est obligé de parler de choses très bizarres. Typiquement, ce qui existe dans un ordinateur quantique est aussi vrai pour la mécanique quantique, la science physique qui s’applique aux plus petites particules : les atomes et ce qui les compose, c’est-à-dire les protons, les électrons, les neutrons, et éventuellement les photons si on parle de lumière. A ce niveau extrêmement petit de la matière, on observe deux phénomènes qui sont extrêmement lointains de ce que le bon sens permet d’appréhender.
« Dans le monde quantique, on a ce fait un peu étrange, totalement contre-intuitif, qui veut que des particules peuvent être dans plusieurs états simultanément »
Le premier est celui qui permet à l’informatique quantique de prendre toute son importance, c’est le phénomène de superposition. Il dit tout simplement que, dans le monde quantique, une particule peut-être dans une infinité d’états à la fois.
Une analogie très connue dans le monde de la physique quantique aide à le comprendre. C’est le cas du chat de Schrödinger. Erwin Schrödinger est un physicien du début du XXe siècle qui a participé à la création de la mécanique quantique. Il a imaginé une expérience de pensée dans laquelle on a une boîte. Dans cette boîte, se trouve un chat ainsi qu’une petite fiole d’un poison extrêmement violent, capable de tuer le chat en une fraction de secondes. Cette fiole est reliée à un dispositif qui fait que la probabilité pour que la fiole se brise est de 50%. En fait, tant que la boîte n’est pas ouverte, le chat est à la fois mort et vivant puisqu’on ne sait pas s’il est, justement, mort ou vivant. Il est donc nécessaire d’ouvrir la boîte pour constater l’état du chat.
Dans le monde quantique, on a donc ce fait un peu étrange, totalement contre-intuitif, qui veut que des particules peuvent être dans plusieurs états simultanément. Et nous n’avons pas d’explications concrètes.
En fait, il existe plein de théories qui permettent de tenter des explications. Par exemple, la théorie des mondes multiples, ou théorie d’Everett, dans laquelle les états de la particule en question existeraient dans une infinité d’univers parallèle. Mais en réalité, nous ne savons pas si cette théorie est vraie ou pas.
Le deuxième phénomène quantique que l’on observe s’appelle l’intrication. Cela implique que l’on peut avoir plusieurs particules ayant des états quantiques corrélés, et donc dépendants l’un de l’autre, et ce, quelle que soit la distance qui les sépare. En fait, si je suis capable d’intriquer entre elles deux particules ici, sur Terre, je peux en emmener une sur la galaxie d’Andromède, elle restera toujours enchevêtrée avec ma particule initiale. C’est un phénomène qui est tellement incompréhensible qu’à l’époque, Einstein appelait ça une action fantomatique à distance et pensait que sa théorie de la mécanique quantique était fausse.
C’est un physicien français, Alain Aspect, qui a démontré que cette notion d’intrication quantique était réelle. Au début des années 1980, il a réalisé une expérience célébre dans son laboratoire de l’institut d’optique à Orsay et a observé ce phénomène pour la première fois. Depuis, de très nombreuses expériences ont été réalisées. A tel point qu’en 2017, des scientifiques chinois ont envoyé des photons intriqués depuis un satellite vers des stations terrestres séparées de 1 400 km, et il a été constaté que les photons en question restaient toujours corrélés l’un avec l’autre. Ce phénomène, comme la superposition, fait que la mécanique quantique, et donc l’informatique quantique, est difficile à appréhender.
A quoi peut servir un ordinateur quantique ?
La première application a été imaginée en 1994 par le physicien américain Peter Shor. Il a démontré qu’un ordinateur quantique permettrait de casser des clés de déchiffrement.
A chaque fois qu’on effectue une transaction sécurisée sur Internet avec le protocole HTTPS, on a un cadenas qui s’affiche dans le navigateur. Cela veut dire que l’on utilise une clé de chiffrement. Cette clé repose sur le fait que, si l’on a un très grand nombre qui est le produit de deux nombres premiers, il est extrêmement difficile de trouver quels sont ces deux nombres premiers. Aujourd’hui, pour casser une très grande clé de chiffrement avec les ordinateurs les plus puissants de la planète, il faut compter à peu près un milliard d’années.
Ce qu’a démontré Peter Shor, c’est qu’avec un ordinateur quantique, il est possible de casser cette clé de chiffrement en une centaine de secondes. C’est ce qui, au départ, a motivé tout l’intérêt pour l’environnement quantique. Fondamentalement, cela voulait dire que l’on était capable de casser toutes les clés de chiffrement. C’est très important, voire très grave, puisque ça permet potentiellement de déchiffrer tous les codes qui sont utilisés pour protéger des transferts confidentiels sur Internet.
« De très nombreuses applications ont été envisagées »
Depuis, de très nombreuses applications ont été envisagées. Par exemple, un autre chercheur, Lov Grover, est à l’origine d’un algorithme permettant de chercher une donnée au sein d’un ensemble de données non triées. Cet algorithme permet d’aller beaucoup plus vite qu’un algorithme « classique » qui consiste chercher la première donnée, puis la deuxième, puis la troisième, etc.
Et puis, il y a des applications plus concrètes qui sont arrivées ces dix dernières années, essentiellement autour de la physique des matériaux.
Par exemple, la possibilité de réaliser la fixation de l’azote, c’est-à-dire la possibilité de transformer l’azote en ammoniaque. Nous savons le faire aujourd’hui à travers le procédé Haber, qui date du début du XXe siècle. Mais ce procédé a l’énorme inconvénient de nécessiter de très hautes pressions et de très hautes températures, si bien qu’aujourd’hui, la création d’engrais azotés représente 1% à 2% de la consommation d’énergie dans le monde.
Ce que les chercheurs de Microsoft Research ont trouvé, c’est qu’avec un ordinateur quantique entre 100 et 200 qubits, on est capable de concevoir un catalyseur qui permet de convertir l’azote en ammoniaque à température ambiante. Pourquoi est-ce intéressant ? Parce que cela veut dire qu’une fois qu’on aura construit ce catalyseur, on saura fabriquer des engrais, sans consommer d’énergie, ou très peu. Et ça, c’est absolument vital pour tous les pays en voie de développement qui ne peuvent pas se payer le moindre engrais et ne sont donc pas capables de se nourrir à travers l’utilisation de leurs terres.
« Derrière l’ordinateur quantique, il y a des promesses technologiques, mais aussi des promesses sociétales »
Parmi les autres applications qu’on a imaginées, et en utilisant à peu près le même principe, il y a la capture du CO2. Il s’agit de l’idée qu’on puisse, en sortie du pot d’échappement d’une voiture ou du réacteur d’un avion, capturer tout le CO2 fabriqué. Bien sûr, l’intérêt majeur est de limiter de manière très rapide la production de gaz à effet de serre, et donc de lutter contre le réchauffement climatique. Pour cela, il faut également concevoir un catalyseur qui permettra de capturer ce CO2.
C’est difficile aujourd’hui parce qu’il faut concevoir ces fameux catalyseurs atome par atome. Cela implique d’être capable de résoudre l’équation de Schrödinger, ce qui prendrait plus que la vie de l’univers à un ordinateur classique. Avec un ordinateur quantique de taille raisonnable, entre 100 et 200 qubits, on peut envisager de résoudre ce problème dans des temps infiniment plus rapides.
Ce que l’on voit donc c’est que, derrière l’ordinateur quantique, il y a des promesses technologiques, mais aussi des promesses sociétales. Finalement, on peut imaginer résoudre des problèmes totalement insolubles pour notre humanité d’aujourd’hui, mais qui pourraient la changer de manière absolument fantastique.
Pourquoi les entreprises doivent-elles s’intéresser dès maintenant à l’ordinateur quantique ?
Quel que soit leur domaine d’activité, les entreprises pourront tirer parti d’un ordinateur quantique, ne serait-ce qu’à travers l’intelligence artificielle et le machine learning. Nous savons que nous pourrons utiliser l’ordinateur quantique pour accélérer de manière significative les algorithmes d’intelligence artificielle.
Les problèmes d’IA un peu compliqués, comme par exemple la traduction d’une langue dans une autre, nécessitent une phase d’apprentissage. Lors de cette phase, il faut mobiliser des milliers d’ordinateurs pendant une bonne douzaine de jours. Être capable de diviser par dix, cent ou mille ce temps d’apprentissage change complètement la donne. Cela veut dire que nous pourrons potentiellement améliorer la précision des algorithmes utilisés, ou faire du quasi temps réel sur des modèles de prévision.
Aujourd’hui, prendre 12 jours pour apprendre une nouvelle langue à un ordinateur, ce n’est pas très grave. Mais pour une entreprise qui a besoin de calculer des prévisions sur des pannes de moteurs d’avion ou sur une chaîne de fabrication automobile, cela a d’énormes implications.
« Toutes les applications de l’IA que nous connaissons aujourd’hui sont susceptibles de tirer parti de l’ordinateur quantique »
Dans le domaine de la science des matériaux, au-delà de la fixation de l’azote ou la capture du carbone, l’ordinateur quantique va nous permettre de construire des matériaux intelligents et des matériaux ayant des caractéristiques extraordinaires.
Aujourd’hui, tous les réseaux électriques qui transfèrent de l’énergie le font avec une perte d’à peu près 10%, notamment car les matériaux « conducteurs » offrent de la résistance à la circulation des électrons. Avec un ordinateur quantique, on peut parfaitement fabriquer un matériau supraconducteur à température ambiante : l’équivalent d’un fil de cuivre ayant la possibilité de transférer de l’énergie sans aucune perte. Et il y a d’autres exemples de l’utilisation d’un supraconducteur à température ambiante, comme celui des trains à sustentation magnétique.
Autre scénario, la possibilité de modéliser des médicaments personnalisés pour un patient. C’est l’idée d’une médecine de précision, capable de cibler le problème d’une personne et de synthétiser la molécule qui s’adapte parfaitement au problème dont souffre ce patient. C’est là aussi un champ d’utilisation de l’ordinateur quantique extrêmement intéressant… Mais nous pourrions en citer beaucoup d’autres, comme la prédiction météorologique grâce à des calculs de probabilité très complexes ou encore la lutte contre les embouteillages, via l’évaluation des parcours de chaque individu pour mieux gérer les flux.
Peut-on imaginer que, demain, les particuliers disposeront d’un ordinateur quantique ?
Les particuliers, comme les professionnels, auront accès à l’ordinateur quantique à travers le cloud bien sûr, mais ils n’en auront pas un sur leur bureau. A l’heure actuelle, on ne sait absolument pas, même dans nos fantasmes les plus fous, comment fabriquer un ordinateur quantique utilisable dans un environnement de bureau traditionnel.
Un ordinateur quantique se fabrique aujourd’hui à des températures proches du zéro absolu. Pour disposer d’un ordinateur quantique, il faut un frigo un peu particulier dans lequel le mettre. C’est quelque chose que nous pouvons imaginer dans un datacenter du cloud, mais pas sous un bureau et encore moins dans le cas d’un portable que l’on emmène avec soi.
Est-ce que beaucoup d’entreprises travaillent sur l’ordinateur quantique ?
IBM, Intel, Google ou encore le canadien D‑Wave travaillent sur l’ordinateur quantique. Mais Microsoft a une approche totalement différente. Nous essayons de résoudre la problématique numéro 1 de la fabrication d’un ordinateur quantique : le fait que, mis ensemble, les qubits ont une fâcheuse tendance à interférer les uns avec les autres. Quand cela arrive, cela donne des calculs qui sont faux.
Toute l’originalité de notre approche, c’est de fabriquer des ordinateurs quantiques susceptibles de faire très peu d’erreurs, entre 100 et 1000 fois moins que toutes les autres technologies utilisées sur le marché. C’est grâce à cela que nous pouvons espérer être les premiers à fabriquer des ordinateurs quantiques capables de passer à l’échelle, c’est-à-dire capables de mobiliser plusieurs centaines, voire milliers de qubits… Ce qu’aujourd’hui les autres technologies ne permettent absolument pas de faire.
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