“Il faut s’informer pour démystifier l’intelligence artificielle” – Jean-Claude Heudin
Demain, y’aura-t-il de l’intelligence artificielle dans toutes nos applications ? Qu’est-ce que cela va changer pour les entreprises ? Comment peuvent-elles s’assurer d’une utilisation éthique de l’IA ? Jean-Claude Heudin a répondu à nos questions.
Jean-Claude Heudin est un chercheur français qui s’intéresse à l’intelligence artificielle et aux sciences de la complexité. Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques ainsi que de plusieurs ouvrages sur le sujet, aux éditions Odile Jacob, puis Science eBook dont il est le fondateur. On peut ainsi citer Intelligence Artificielle : manuel de survie, Comprendre le Deep Learning ou encore L’Art des chatbots. Jean-Claude Heudin intervient également régulièrement dans les médias et dans les conférences grand public à propos de l’intelligence artificielle et des robots.
Jean-Claude Heudin
Comment définiriez-vous l’intelligence artificielle en quelques mots ?
Je citerais la définition qu’a donnée Marvin Lee Minksy, un scientifique américain et l’un des fondateurs de l’IA en 1956. L’intelligence artificielle est « la construction de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par des êtres humains car elles demandent des processus mentaux de haut niveau tels que : l’apprentissage perceptuel, l’organisation de la mémoire et le raisonnement critique. »
L’IA, c’est simuler l’intelligence et en tirer parti sous la forme d’algorithmes dans des machines
Cette définition est assez anthropomorphique car elle se limite à l’intelligence humaine, mais nous pouvons tout à fait l’étendre à toutes les formes d’intelligence, notamment celles qu’on peut trouver dans la nature, comme les intelligences des animaux ou des végétaux.
Peut-on dresser une typologie des usages de l’IA en entreprise ?
Les applications sont extrêmement variées, mais on peut distinguer deux grandes catégories. La première touche au traitement des données. L’intelligence artificielle peut analyser de grands volumes de données, et, à partir de là, être capable de tirer des conclusions et de faire des prédictions. Les applications sont vastes, en particulier dans le marketing, la vente, et plus globalement toutes les activités commerciales de l’entreprise. On parle alors de marketing prédictif. Mais, dans les secteurs de la finance et de la banque, on peut aussi analyser et prédire des risques financiers.
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La deuxième grande catégorie d’application concerne la relation client. C’est là qu’on trouve une des applications les plus répandues aujourd’hui, le chatbot, qui permet de donner à ses utilisateurs, à ses clients ou à ses prospects, une interface en langage naturel, avec différents services de renseignements, des réponses à des questions, des possibilités de faire de la vente…
Quand on parle d’IA, on pense souvent à la SF, et notamment à des films comme Blade Runner, Her ou 2001, l’odyssée de l’espace. Leur point commun est que toutes les IA s’y expriment en langage naturel : l’avenir de l’IA est-il nécessairement dans le conversationnel ?
C’est une des grandes tendances. L’un des enjeux de l’IA, depuis sa création, c’est de permettre à ce que l’homme puisse interagir avec une machine beaucoup plus facilement. Une des méthodes pour y arriver, c’est de parler avec notre propre langue et que la machine ensuite comprenne nos intentions. Nous avons fait pas mal d’avancées, mais nous sommes loin d’une interaction 100% efficace avec un humain. Quand y’a plusieurs personnes, dans un environnement bruyant, ça devient compliqué.
La machine n’est pas encore capable d’analyser et d’interpréter correctement toutes les subtilités du langage. La grosse difficulté, c’est que les intelligences artificielles n’ont pas de sens commun, elles sont très performantes avec les données qu’elles ont mais, dès que nous faisons des sous-entendus ou que nous faisons des références à des choses qui pour nous sont évidentes (mais ne le sont pas pour une machine), nous avons des problèmes de compréhension et d’analyse des intentions de l’utilisateur.
Dans nos interactions, nous avons un rapport direct avec la réalité. Si je suis en train de regarder un arbre, il évoque pour moi énormément de choses. Pour une machine, le terme arbre ne signifie rien. Nous pouvons le rattacher à des définitions, à des images… Mais la machine n’a pas l’expérience du réel. Pour elle, le concept d’arbre, ce sont juste des structures de données. Dans beaucoup de situations, cette compréhension intime et naturelle que nous avons du monde qui nous entoure manque à la machine pour interpréter correctement ce qui est en train de se passer.
C’est un problème extrêmement compliqué. Aujourd’hui, nous sommes à des années lumières de faire gérer à une machine le sens commun. Les architectures sur lesquelles nous travaillons sont incapables d’avoir un rapport à la réalité. Cela dit, les progrès récents sont importants et permettent d’envisager des applications plus opérationnelles en langage naturel dans les années qui viennent.
Ça ne veut pas dire qu’il faut chercher à tout faire en langage naturel. Il y plein d’applications dans lesquelles un menu avec des boutons est aussi efficace qu’un long discours.
Peut-on déjà imaginer comment va évoluer le marché de l’IA dans les 5 ou 10 prochaines années ?
C’est difficile à prévoir. Ce qui est clair, c’est que les applications de l’IA vont se généraliser. Le pic de l’innovation a été dans la première moitié des années 2010, mais il faut toujours un temps pour que ces innovations passent au niveau des applications dans les entreprises. D’autant que ce pic d’innovation ne s’est pas éteint aujourd’hui.
On va de moins en moins parler d’IA. Les applications seront toujours portées par l’intelligence artificielle, mais ça sera devenu tellement courant que nous ne le relèveront même plus. Et de nouvelles innovations vont arriver, c’est évident. Une des plus attendues, avec un impact fort sur la société et sur les entreprises, ce sont les véhicules autonomes. Bien sûr, cela ne va pas se faire du jour au lendemain, la transition sera longue et délicate.
Comment les entreprises doivent-elles aborder le sujet de l’IA ?
Les personnes qui développent et utilisent l’intelligence artificielle de façon professionnelle doivent être formées. Les utilisateurs, eux, doivent être informés. C’est une technologie qui va être tellement importante dans les années à venir que c’est nécessaire d’avoir le plus d’informations possibles, de différencier ce qui relève de l’imaginaire et du fantasme, de comprendre ce que c’est réellement l’IA pour pouvoir l’utiliser de la façon la plus déontologique possible.
“Il faut que tout le monde soit informé sur l’intelligence artificielle pour démystifier la technologie.”
La pire des solutions, c’est de faire l’autruche. Nous pouvons prendre l’exemple de ceux qui, il y a 20 ans, pensaient qu’Internet ne changerait rien au commerce, qu’il n’y aurait que des boutiques classiques dans leur secteur. Aujourd’hui, ils mettent la clé sous la porte.
Pour les entreprises, il ne s’agit pas de foncer à corps perdu, mais de commencer à s’informer et essayer de comprendre ce que cela va changer pour eux. Les entreprises ayant une appétence particulière sur le sujet peuvent commencer à monter des projets, modestes au départ, pour intégrer cette nouvelle compétence.
Quel lien peut-on faire entre intelligence artificielle et informatique quantique ?
Dans la très grande majorité des algorithmes d’IA, il s’agit de parcourir des arbres de solutions qui sont extrêmement vastes, avec des nombres de cas envisagés colossaux. Avec une machine classique, ce type de problèmes est limité par la puissance de calcul. Dans certains cas, cela peut devenir rédhibitoire car on ne peut pas traiter toutes les possibilités dans un temps raisonnable.
L’enjeu de l’informatique quantique, c’est d’avoir une machine qui tire parti des propriétés de la physique quantique et, en particulier, qui a la capacité d’analyser de façon quasi simultanée un très grand nombre de cas : c’est le principe de superposition quantique.
Les machines quantiques dépassent de très loin les capacités des ordinateurs conventionnels et permettraient potentiellement de résoudre certains problèmes complexes.
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Après, c’est un sujet qu’il faut pondérer. D’une part parce qu’aujourd’hui, les ordinateurs quantiques sont encore des prototypes de recherche. Certains disent d’ailleurs que nous en sommes à peu près au niveau où nous en étions avec l’ordinateur classique dans les années 1950 : ce sont des machines énormes, qui coûtent énormément d’argent, tombent en panne tout le temps, sont très difficiles à faire fonctionner et que personne, ou presque, ne sait programmer.
Nous en sommes vraiment au tout début. Et je pense que les ordinateurs quantiques ne marqueront pas la fin des ordinateurs conventionnels : l’ordinateur du futur sera vraisemblablement un ordinateur classique auquel sera adjoint une unité quantique, spécialisée dans une certaine catégorie de problèmes.
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Comment s’assurer d’utiliser l’IA de façon éthique ?
Aujourd’hui, nous sommes à l’ère de l’apprentissage (machine learning). Il faut faire extrêmement attention que les données qu’on utilise ne comportent pas les biais que nous pouvons rencontrer dans la société, comme le racisme ou le sexisme par exemple. Il faut vérifier que les données sont neutres, car, si l’on n’y prend pas garde, la machine va les intégrer dans les applications et reproduire systématiquement ces biais.
La technologie en elle-même est assez neutre. C’est l’usage que nous en avons qui est plus ou moins éthique
Deuxième point : dès le début des projets d’IA, mais aussi de numérique en général, il est essentiel de mettre en place une charte éthique. Dans les entreprises, on utilise les technologies pour optimiser les processus, et une façon de procéder est de baisser les coûts en faisant effectuer certaines tâches par des algorithmes. C’est génial d’un point de vue profit, mais parfois beaucoup moins d’un point de vue humain.
Une approche éthique, c’est de faire la part des choses. L’IA permet des choses fantastiques, en particulier de travailler sur des grands volumes de données, mais elle n’a pas de sens commun, elle n’a pas notre relation au monde. Nous pouvons citer l’exemple d’une banque qui n’accorderait plus ses prêts qu’en fonction de résultats statiques fournis par réseau de neurones. Cela voudrait dire que certaines catégories de personnes n’auraient plus jamais accès aux prêts. Cela ne fonctionne pas, nous avons besoin de l’humain et de mettre en place d’une complémentarité : l’intelligence artificielle pour gérer des grands volumes de données et des problèmes compliqués, et l’humain pour ses capacités d’appréhension du monde, pour ajouter une dimension empathique qui pondère les travers systématiques de la machine.
Il ne faut pas penser remplacement de l’humain, mais augmentation de ses capacités. Pour l’entreprises, intégrer l’IA, ça ne veut pas dire licencier des salariés, ça veut dire augmenter leur potentiel. Cela nécessite donc de les accompagner, et de les former parce que ça va sensiblement modifier leur métier. Cela ne doit pas être un processus brutal, mais progressif.