« L’ordinateur quantique résoudra des problèmes que l’on ne peut même pas encore imaginer » – Olivier Ezratty
L’informatique quantique, indissociable du progrès numérique ? Quels seront les usages possibles ? Olivier Ezratty, conférencier, auteur et consultant, a répondu à nos questions.
En septembre 2018, Olivier Ezratty a publié Comprendre l’informatique quantique, un ebook gratuit, qui compile une longue série d’articles qu’il a écrit sur le sujet. Objectif : faire découvrir les nombreuses facettes de l’informatique quantique aux entreprises, et leur proposer un plan d’action. Olivier Ezratty était donc un interlocuteur parfait pour décrypter les enjeux et l’avenir de l’informatique quantique !
Olivier Ezratty
Conférencier, auteur et consultant
Informatique quantique ? L’informatique quantique s’appuie sur les phénomènes de la mécanique quantique pour réaliser des opérations sur des données. Son unité de stockage, le bit quantique ou qubits, a la propriété de pouvoir posséder plusieurs états. En fait, un ordinateur quantique ne fonctionne pas comme un ordinateur traditionnel, de manière séquentielle, mais peut considérer énormément d’hypothèses simultanément. Concrètement, cela veut dire qu’un ordinateur peut traiter les données des dizaines et des dizaines de millions de fois plus vite qu’un ordinateur traditionnel !
Pour en savoir plus, n’hésitez pas à consulter notre définition de l’informatique quantique.
Comment définiriez-vous l’informatique quantique, en une phrase ?
Olivier Ezratty : L’informatique quantique, c’est un nouveau moyen de résoudre des problèmes complexes, qui ne peuvent pas être résolus par l’informatique traditionnelle. Cela va au-delà des sujets de big data ou d’intelligence artificielle que l’on connaît déjà. En fait, aussi curieux que cela puisse paraître, l’ordinateur quantique permettra de résoudre des problèmes nouveaux, des problèmes auxquels les entreprises – et même les chercheurs – ne pensent même pas encore, car les machines adéquates ne sont pas encore disponibles !
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L’ordinateur quantique, ça existe déjà pour de vrai ?
Oui. Des ordinateurs quantiques peuvent déjà être testés dans le cloud.
Des simulateurs d’ordinateurs quantiques sont également déjà disponibles dans le cloud : il s’agit d’ordinateurs traditionnels qui émulent des programmes quantiques, permettant à des milliers de développeurs d’y avoir accès. On en trouve chez Microsoft, IBM et Google. Le Français Atos fourni aussi des machines pour ce genre de simulation.
Cependant, ces simulateurs n’atteignent actuellement qu’un maximum de 56 qubits. Or, c’est lorsque l’on dépasse les 56 qubits, que l’on commence à faire des choses que l’on ne peut pas faire avec les ordinateurs traditionnels.
Et demain, alors ?
L’informatique quantique sera proposée dans un premier temps sous la forme d’ordinateurs installés dans des data centers, car ils nécessitent généralement un système de refroidissement complexe pour atteindre une température proche du zéro absolu (15 mK). L’ordinateur n’est pas si gros que cela et tient dans quelques mètres cubes. Dans un premier temps, nous aurons un nombre limité de machines, qui augmentera progressivement avec l’évolution des usages.
Les entreprises doivent-elles s’intéresser au sujet dès aujourd’hui ?
Avec l’informatique quantique, les entreprises pourront résoudre des problèmes mathématiques qu’on ne peut pas résoudre aujourd’hui avec des ordinateurs traditionnels. Un bon nombre ont déjà été identifiés : pour gérer des problèmes d’optimisation divers ainsi que pour faire de la simulation de l’interaction entre atomes, ce qui permettra de créer de nouveaux matériaux ou de nouveaux traitements dans les biotechs. Le calcul quantique pourra aussi accélérer certaines applications de l’intelligence artificielle à base de réseaux de neurones complexes.
Mais nous n’avons encore qu’une idée vague, ou tout du moins incomplète, de ce que nous pourrons faire avec l’informatique quantique. Il ne faut jamais sous-estimer la créativité humaine ! Le quantique ne sera pas différent des autres innovations technologiques : l’outillage précède la créativité.
On peut faire un parallèle avec l’informatique des années 1950 : si on comparait l’informatique d’aujourd’hui avec ce qu’on imaginait il y a 70 ans, on serait complètement à côté de la plaque ! Nous sommes loin des robots ou des androïdes des films ou des livres de l’époque, et l’informatique est entrée dans les mœurs de manière complètement imprévue.
Quels seront les secteurs d’activité concernés ?
Quand j’ai publié ma série d’articles sur l’informatique quantique, j’ai fait le tour des secteurs potentiellement concernés et ceux qui sont ressortis sont les transports, la santé, la défense et la finance. Cela fait déjà du monde !
Dans le secteur des transports, par exemple, le calcul quantique permettra de résoudre des problèmes d’optimisation complexes, mais aussi de diminuer l’empreinte carbone de l’activité humaine, un impact indirect induit sur le long terme. Un autre exemple, qui converge avec l’univers des transports, c’est la gestion des parcs de véhicules autonomes. Dans 20 ou 30 ans, il y aura beaucoup de véhicules autonomes et il faudra en automatiser les trajets. Cela va se poser la question de l’optimisation de ces trajets dans des systèmes entièrement autonomes, sans intervention humaine. C’est un sujet que l’ordinateur quantique pourra traiter.
Dans la santé, nous avons un cas d’usage que je trouve extrêmement enthousiasmant, c’est le fait que la biologie moléculaire pourra tirer avantage de la simulation du fonctionnement des atomes dans les molécules afin de créer de nouveaux traitements ou d’adapter des traitements à de nouvelles pathologies.
L’idée est de pouvoir simuler la manière dont les molécules interagissent dans le vivant à bas niveau grâce au quantique pour appliquer de nouvelles thérapies. Je parle au conditionnel bien sûr, mais cela permettrait de faire des avancées significatives dans la santé.
En matière de défense et de renseignement, le calcul quantique offrira la possibilité de factoriser des nombres entiers en nombres premiers et ainsi de casser les clés de sécurité d’une partie de la protection des données sur Internet. Évidemment, cela intéresse beaucoup les services de renseignement. Des méthodes nouvelles, certaines à base de physique quantique et d’autres à base de mathématiques, nous donnerons la possibilité de contrer ces failles. C’est le côté « pompier pyromane » du quantique : d’un côté, le calcul quantique permettra de casser une bonne partie de la cybersécurité d’Internet, de l’autre, des chercheurs travailleront pour contourner ce problème.
Enfin, toujours d’un point de vue théorique, dans le monde de la finance, le quantique permettra d’optimiser les portefeuilles et les investissements.
Et les métiers dans tout ça ?
Le secteur de l’informatique va être chamboulé. La conception des machines quantiques fait appel à beaucoup de physique. On va de plus en plus mobiliser des physiciens spécialistes dans la matière condensée et dans l’optique. Le métier de développeur va également évoluer : la nouvelle génération devra savoir programmer en calcul quantique. Au vu de la différence de modèle de programmation, il s’agira probablement plutôt de jeunes formés dès le début, plutôt que de l’apprentissage « sur le tas ». Mais c’est une évolution sur 10 à 30 ans donc c’est difficile à prévoir.
Le quantique sera une branche spécialisée de l’informatique : il n’a pas vocation de se substituer à ce qu’on fait aujourd’hui.
Concernant les autres métiers, cela va dépendre de leurs usages de l’informatique quantique. Si cela sert pour la biologie, les métiers concernés vont évoluer. Au final, ce sera un peu comme l’IA qui assiste les métiers actuellement : des outils de plus en plus sophistiqués, et le besoin de développer des compétences pour les maîtriser.
Peut-on déjà imaginer comment va se développer le marché du quantique ?
Au départ, cela sera un marché relativement marginal, comme celui des supercalculateurs. Mais il pourra se développer rapidement, si ses usages touchent le grand public, comme dans les transports ou la santé.
Dans les 10 premières années après le lancement de l’informatique quantique, son marché va être un sous marché des data centers et des serveurs de cloud. Et, sur un beaucoup plus long terme, on peut imaginer une démocratisation, mais cela dépendra bien sûr des usages.
Quelles sont les questions éthiques et philosophiques que soulèvent l’informatique quantique ?
On peut se poser la question de la puissance que l’homme s’attribue grâce à la machine. Simuler les interactions entre les molécules du vivant, cela donne une puissance prométhéenne.
Le quantique, c’est encore plus de puissance pour mieux se contrôler et contrôler le vivant.
Les débats autour du quantique seront dans la même lignée que les débats relatifs à l’IA et à l’explicabilité des algorithmes. Aujourd’hui, on se demande pourquoi le deep learning génère des réponses qu’on n’arrive pas à expliquer. Comme, par exemple, dernièrement : pourquoi une voiture autonome ne s’arrête pas lorsqu’un piéton passe ? Avec le calcul quantique, on aura ce même type d’interrogation mais démultiplié car la compréhension et l’audit des algorithmes sera encore plus inaccessible. Il pourrait se développer un manque de confiance généré par l’incompréhension de la technologie.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises, pour qu’elles se préparent au quantique ?
Soyez curieux ! Essayez de comprendre comment cela fonctionne pour mieux décoder ce que proposent les fournisseurs. Il va y avoir beaucoup de propagande marketing. J’ai déjà pu voir des exagérations dans la communication autour du quantique avec, par exemple, des robots quantiques. C’est pourquoi il est important de bien s’informer.
Ensuite, expérimentez le calcul quantique à petite échelle, via un service en cloud, pour vous faire la main. Dans de nombreuses industries comme la finance, l’énergie, la santé, les transports et la logistique, il est déjà temps de commencer à tester des algorithmes quantiques à petite échelle.
Pour les entreprises qui exercent dans des secteurs sensibles, il faut bien sûr faire attention à la cybersécurité, qui sera impactée dans le futur par le calcul quantique. Certaines de vos données qui ont de la valeur aujourd’hui en auront toujours demain : il faut donc s’intéresser aux évolutions de la cryptographie qui permettront d’éviter des déboires.
Enfin, je recommanderais au secteur public et au monde de l’éduction de s’initier dès à présent car, bientôt, nous entrerons dans une guerre de compétences comme on la connaît aujourd’hui dans l’intelligence artificielle. Quand l’ordinateur fonctionnera de manière satisfaisante, donc à une échéance de 5 à 30 ans – certes encore un peu floue, les compétences recherchées porteront principalement sur la création de logiciels quantiques.